L’emballement médiatique autour d’une prétendue volonté des Frères musulmans d’instaurer la charia en France révèle moins une réalité factuelle qu’une nouvelle étape dans la recomposition idéologique de l’extrême-centre autoritaire. Cette fois, c’est le ministre de l’Intérieur en personne, Bruno Retailleau, égérie du national-catholicisme, qui en donne le ton. S’appuyant sur un rapport confidentiel selon lequel, « les Frères musulmans ont un mode opératoire visant à faire basculer toute la société dans la charia », il affirme que leur influence représente une menace s’étendant de manière « insidieuse et progressive » en France1.
Porté au poste de ministre de l’Intérieure par un exécutif en quête de légitimité conservatrice malgré l’insignifiance électorale de la droite, Retailleau incarne un parti qui n’a pas tant cédé au trumpisme qu’il en a toujours partagé les affects : repli identitaire, fantasmes civilisationnels, dénonciation d’un ennemi intérieur dont la visibilité – religieuse, politique, raciale – est immédiatement frappée de suspicion.
La trajectoire de Retailleau, désormais auréolé de la pleine puissance régalienne, est emblématique de cette mutation : un catholicisme politique qui, sous couvert de défense des « valeurs républicaines », érige l’islam comme altérité radicale. Ce projet national-catholique, longtemps marginal dans l’espace institutionnel, a trouvé un ancrage inédit dans l’appareil d’État2. Il puise dans un imaginaire du déclin pour rejouer la vieille fiction d’une France assiégée, confrontée à une cinquième colonne islamiste aussi indéfinissable que commode.
Le discours récent de Retailleau sur la « charia » n’a pas d’autre fonction : il constitue un mot d’ordre symbolique, apte à catalyser les affects d’exclusion. Il est à ce titre significatif qu’il ait pu par ailleurs prononcer dans le cadre d’un événement promu par une officine pro-israélienne le slogan « À bas le voile »3. À travers ce dispositif discursif et performatif, se joue un dangereux transfert : l’ennemi de là-bas (la figure du Palestinien) est transposé ici dans la silhouette du musulman français. Une fois ce transfert opéré, toute politique devient possible – y compris celles qui fantasment la violence qu’elles prétendent conjurer.
Ces glissements ne sont pas anecdotiques et manifestent un tournant de grande ampleur dans les formes de gouvernement des altérités en France. En désignant un ennemi intérieur absolu, en réactivant l’imaginaire d’un islam conquérant et souterrain, les autorités donnent leur plein assentiment à une politique de l’affect paranoïaque. Cette politique n’est pas seulement inefficace : elle est criminogène. Elle fabrique les conditions concrètes de la violence, tout en empêchant toute lecture rationnelle des processus sociaux à l’œuvre dans les quartiers populaires, dans les lieux de culte, dans les subjectivités croyantes.
Après avoir regardé avec envie l’expérience trumpiste, la droite institutionnelle française en épouse les fondements : le ressentiment comme boussole, l’hostilité à l’égard de l’égalité comme programme. En brandissant la charia comme chiffon rouge, Retailleau ne fait que rejouer une séquence bien connue : désigner un danger pour mieux dissimuler l’échec à produire une société juste. L’ennemi fantasmé tient lieu de projet politique.
Le Collectif contre l’islamophobie en Europe rappelle que les politiques d’exclusion, les dissolutions arbitraires, les accusations sans preuve et les circulaires d’exception ne sont pas seulement attentatoires aux droits : elles délitent le commun. Elles minent ce qui subsiste de confiance entre l’État et les citoyennes et citoyens qu’il persiste à tenir à distance.
- Lombard-Latune, M. (2025, 7 avril). Bruno Retailleau désigne sa nouvelle cible : la « charia » que veulent installer les Frères musulmans. L’Opinion. https://www.lopinion.fr/politique/bruno-retailleau-designe-sa-nouvelle-cible-la-charia-que-veulent-installer-les-freres-musulmans ↩︎
- Boiteau, V. (2024, 27 octobre). Bruno Retailleau, une idéologie entre prêche et tradition. Libération. https://www.liberation.fr/politique/bruno-retailleau-une-ideologie-entre-preche-et-tradition-20241027_J5KR5OF4W5DMVA2EDEG7HHTUJQ/
Salvi, E. (2025, 3 avril). Retailleau et Darmanin, accélérateurs de la bascule vers l’extrême droite. Mediapart. https://www.mediapart.fr/journal/politique/260325/retailleau-et-darmanin-accelerateurs-de-la-bascule-vers-l-extreme-droite ↩︎ - Müller, Q. (2025, 9 avril). Paris. Une soirée « républicaine » contre les musulmans et les Palestiniens. Orient XXI. https://orientxxi.info/magazine/paris-une-soiree-republicaine-contre-les-musulmans-et-les-palestiniens,8144 ↩︎
Photo d’illustration : ©Qqqq95