Résumé et traduction par le CCIE d’un article de Hyphen : European leaders are failing Muslims, EU Islamophobia chief tells Hyphen, 13 mars 2025
Marion Lalisse, coordinatrice de la Commission européenne pour la lutte contre la haine antimusulmane, décrit une « chasse aux sorcières » visant ceux qui défendent les droits des musulmans.
La coordinatrice de la Commission européenne chargée de la lutte contre l’islamophobie, Marion Lalisse, affirme que l’incapacité de l’UE à définir clairement la haine antimusulmane constitue un échec persistant. Les dirigeants européens manquent de volonté politique pour endiguer la montée de la haine antimusulmane, a averti la haute fonctionnaire de l’UE responsable de cette question.
Dans une interview exclusive avec « Hyphen », Marion Lalisse a déclaré que les institutions européennes devaient s’accorder sur une définition de l’islamophobie et fixer des objectifs clairs pour lutter contre la violence antimusulmane croissante, alors que près d’un musulman européen sur deux déclare être victime de discrimination dans sa vie quotidienne.
« Ce que je veux, c’est une reconnaissance de la nature spécifique de la haine antimusulmane et de son intersectionnalité, de son impact sur les femmes et de sa normalisation. Il est important de nommer la haine antimusulmane », a-t-elle déclaré, ajoutant que l’absence d’une définition claire représente un échec persistant de la part de la Commission européenne (CE), l’organe exécutif de l’UE. « De nombreuses tentatives ont été faites pour parvenir à un consensus sur la terminologie et s’accorder sur une définition du phénomène. Ces tentatives ont jusqu’à présent échoué. »
Les musulmans constituent le deuxième groupe religieux le plus important de l’UE après les chrétiens. Des dirigeants musulmans européens, des universitaires et des organisations de la société civile ont déclaré à « Hyphen » que, malgré des promesses répétées d’une inclusion plus sûre et plus efficace, les efforts de l’UE pour lutter contre la haine antimusulmane restent largement superficiels et ne traitent pas les biais structurels majeurs de ses propres institutions. En 2024, seuls 5 % des députés européens étaient issus de minorités racisées.
L’un des plus grands défis pour Lalisse est que, bien que l’UE dispose de plusieurs stratégies de lutte contre le racisme, elle ne possède aucun plan d’action spécifique pour lutter contre le racisme antimusulman, ce qui, selon elle, entraîne un manque d’« objectifs clairs ».
Elle estime également que les efforts pour intégrer une approche antiraciste au sein même des institutions européennes sont insuffisants.
Une « épidémie » de haine antimusulmane
En 2021, le rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté de religion ou de conviction, Ahmed Shaheed, a averti le Conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève que la haine antimusulmane avait atteint des « proportions épidémiques », citant des enquêtes européennes montrant que près de quatre personnes sur dix avaient une opinion défavorable des musulmans.
La Commission européenne a lancé son premier plan d’action contre le racisme en 2020, présenté par la présidente de la CE, Ursula von der Leyen, comme le programme le plus ambitieux de l’histoire de l’UE en matière de lutte contre le racisme. Cependant, des militants antiracistes de toute l’Europe ont affirmé à « Hyphen » que ces engagements n’avaient pas été suivis d’actions concrètes et significatives.
Ces critiques interviennent alors que l’Europe connaît un virage politique marqué vers la droite, avec une montée en puissance des partis d’extrême droite, notamment en France, en Italie et en Allemagne. Lalisse souligne qu’en parallèle, on observe une augmentation des législations anti-immigration et antiterroristes, dont la légalité est discutable et qui ciblent de manière disproportionnée les musulmans.
« Je pense que dans toutes les institutions, qu’elles soient nationales, européennes et peut-être même onusiennes, nous devons reconnaître que même des personnes de bonne volonté peuvent contribuer au racisme », a-t-elle affirmé. « Il existe des politiques de prévention du terrorisme ou de contrôle de la migration — il devrait y avoir des observateurs et des défenseurs des droits humains dans ces processus pour éviter les effets secondaires négatifs. »
Lalisse admet avoir été choquée par les attaques qu’elle a subies en tant que coordinatrice, notamment de la part de groupes d’extrême droite sur les réseaux sociaux. « La quantité de mensonges sur les musulmans, les militants et des fonctionnaires comme moi est impressionnante. Toute personne travaillant sur l’antiracisme ou la lutte contre la haine antimusulmane est accusée d’être un radical, un terroriste, ou proche des Frères musulmans ou de l’islam politique. »
Elle estime que la persécution des défenseurs des droits des musulmans, à tous les niveaux de l’UE, empêche toute avancée significative vers une véritable protection des droits des musulmans européens. « Il existe clairement un réseau lié à l’extrême droite, qui ne se revendique pas toujours comme tel. Il peut s’agir de membres du Parlement européen, de politiciens, de soi-disant chercheurs. Certains passent leur vie à traquer des personnes perçues comme musulmanes ou antiracistes, et c’est une chasse aux sorcières », a-t-elle déclaré. « Cela peut mener à la réduction de l’espace civique, à la censure, à des coupes budgétaires et à la marginalisation. D’une certaine manière, être ciblé par ces personnes est un insigne d’honneur, mais cela nous empêche aussi d’agir plus rapidement. »
L’UE ne fait pas assez
En novembre 2023, Lalisse a rejoint des ambassadeurs et des représentants officiels pour signer une déclaration alarmant sur la montée de l’islamophobie dans l’Union et appelant les autorités à « ne ménager aucun effort pour assurer la sécurité des communautés musulmanes ». Les organisations de la société civile, cependant, estiment que les institutions européennes ne consultent toujours pas suffisamment les communautés musulmanes avant de mener des recherches et de mettre en place des politiques.
Lalisse a tenu à souligner sa collaboration étroite avec la coordinatrice de la Commission pour la lutte contre l’antisémitisme, Katharina von Schnurbein. Elle travaille également avec Michaela Moua, la première coordinatrice antiracisme de la Commission, sur une nouvelle stratégie contre le racisme prévue pour 2026. Parmi ses recommandations figure l’amélioration de la collecte de données sur la haine antimusulmane, en termes de méthodologie et d’ampleur. Elle souhaite également normaliser l’usage du terme « racisme antimusulman » et renforcer la coordination internationale sur cette question, notamment en matière de protection en ligne.
Photo d’illustration : ©European Commission – Christophe Licoppe