Le mécanisme est connu. La séquence se répète chaque trimestre : une “étude”, financée par un média, des intérêts partisans ou privés, révèlent que “les élèves musulmans testent la République” (sic)1, à grand renfort de chiffres-choc, dont la méthodologie peu scrupuleuse n’est jamais discutée.
Puis s’enclenche une semaine de débats sur des chaînes infos, donnant la parole à des polémistes, des figures politiques et des commentateurs qui, s’appuyant sur le vernis de scientificité que leur offrent ces sondages (qui n’en ont aucune), déversent un torrent de paroles racistes sans aucun mécanisme de contrôle des propos tenus.
Les minorités mises en cause, qu’il s’agisse des quartiers populaires, des communautés religieuses ou des groupes ethno-culturels, sont ainsi stigmatisées et sommées de se justifier sur des phénomènes qui ne sont jamais objectivés, quand ils ne sont tout simplement pas construits de toute pièce.
Dans cet article, nous revenons sur la méthodologie et les buts d’une récente étude, commandée par la Licra et le “Droit de Vivre”, traitant du “droit à la critique des religions et des formes de contestations de la laïcité à l’école”. Hélas, les écueils, manquements et biais de ces sondages “buzz” que nous relevons ici sont tout aussi volontaires que constants dans les sondages à spectacle de ce type.
Décryptage
1. Les biais liés à l’approche globale
Une étude au service d’un objectif politique clair
On le voit dès le titre de “l’étude” : il s’agit d’imposer d’emblée le postulat d’un problème lié à la critique des religions, ainsi que l’existence d’une “contestation de la laïcité”, dont il faudrait évaluer la portée et la gravité.
Ces deux problématiques, tout à fait légitimes comme objets d’étude au demeurant, auraient très bien pu être traitées de manière exhaustive et sérieuse, par le recours aux données des saisines au niveau des rectorats ou des études transversales auprès du corps enseignant. On aurait réalisé que s’il existe bien des attitudes marginales qu’il convient de traiter et un écrasant besoin de formation et d’espaces de pédagogie autour des questions de laïcité, on est loin du tableau alarmant que l’extrême droite (et ses inavoués alliés de circonstance) essaie de dresser.
Cette approche par les faits ne satisfaisant pas l’objectif politique de mise en cause des lycéens de confession musulmane, elle a été délaissée par les commanditaires de l’étude, au profit d’un sondage, qui pourrait être étudié comme un cas d’école dans les formations de sciences politiques ou de statistique élémentaire.
Un « universalisme » de forme, une obsession de fond
C’est dans la liste même des commanditaires : “Le Droit de Vivre” (dont on aimerait que les lycéens musulmans puissent aussi jouir en paix) – Revue Universaliste, ainsi que la LICRA, n’ont eu de cesse durant les dernières années de revendiquer une approche “aveugle aux couleurs”, renvoyant toute catégorisation ou toute objectivation des marqueurs du racisme à du “racialisme”. En revanche, quand il s’agit de construire des minorités comme un problème dans le cadre de ce sondage, là nos « universalistes » retrouvent soudainement la vue.
C’est ainsi que les répondants sont classés en “blancs” et “non-blancs” (pages 12, 14, 16, 19, 21, 23…) dans le sondage, sans que cela ne dérange nos antiracistes universalistes de la dernière heure, qui auront vite fait d’expliquer que ce sont juste des catégories libres pour analyser les phénomènes. Cela n’a pourtant pas empêché ces mêmes “antiracistes” de diaboliser avec constance et véhémence les universitaires, militants associatifs ou journalistes qui ont, pour des raisons objectives de lutte contre le racisme, utilisé ces catégories dans le passé.
De la même manière, les lycéens sont catégorisés en fonction de leur religion, avec un focus spécifique sur les musulmans, à qui ce sondage est principalement dédié. Les personnes de confession musulmane sont ainsi scrutées à la loupe, dans leurs pratiques, leurs croyances et leur rapport à la laïcité et la République.
L’universalisme du discours cède alors à une obsession pour des marqueurs liés à la couleur de peau, la classe sociale ou la religion. Mais comme on le voit, les seuls masques que fait tomber ce sondage à visée politique sont ceux de ses commanditaires.
Un dispositif d’étude défaillant
Comme on le verra dans l’étude de l’échantillonnage, le dispositif choisi par les commanditaires induit des biais non sans conséquences sur les résultats du sondage. Ainsi, le choix a été fait d’opter pour un mode de recueil par “questionnaire auto-administré”. Qu’est-ce que ça veut dire? Que les répondants remplissent le questionnaire seuls devant leur écran, sans la moindre question de suivi ni réponse à leur possibles questions quant aux formulations ou aux concepts évoqués. Et c’est là tout l’écueil de faire réagir des personnes sur des mots-valises instrumentalisées en permanence sur la place publique…
Interrogés sur la laïcité ou le terrorisme, sur la République ou sur des contestations, un répondant ne peut ainsi pas demander de précisions, ni le sondeur poser des questions factuelles, ce qui est le premier moyen de s’assurer de la sincérité des réponses, sur des sujets prêtant à controverse. C’est d’autant plus problématique quand, comme c’est le cas ici, les répondants étudiés ne constituent qu’une poignée d’individus.
Cette auto-administration rend ainsi possible une lecture différenciée du questionnaire, au gré des représentations politiques que les répondants portent sur la société. Par exemple, en page 8 du questionnaire, on constate que plus le statut social des parents des lycéens est élevé, plus les formes de contestations qu’ils observent sont nombreuses… Or si le statut social avait un impact statistique explicatif sur les faits, il serait plutôt situé dans la manifestation des actes plutôt que dans l’acuité visuelle des “observateurs” de ceux-ci. C’est donc que les représentations politiques des répondants influent sur leurs observations, sans vérification possible. Ce que ce mode de recueil rend précisément possible.
2. Les biais liés à l’échantillonnage
Il y a 2 288 800 lycéens en France. Mais l’IFOP se contente d’un échantillon de 1006 répondants pour tirer des conclusions d’une portée politique nationale. À titre d’indication, le CNESCO (Centre National d’Etude des Systèmes Scolaires) avait mené en 2020 une étude incluant des sujets similaires. Celle-ci avait porté sur 16 000 élèves et 350 chefs d’établissements, avec des résultats très intéressants, permettant de relever certains dysfonctionnements, à leur juste proportion. Pourquoi cette étude n’intéresse-t-elle pas les commanditaires? Est-ce parce qu’elle est trop nuancée et factuelle pour servir leur objectif politique ?
Plus grave encore, lorsqu’on s’intéresse aux questions posées, on voit que certaines d’entre elles visent et interprètent des résultats à partir de catégories religieuses. Ainsi, les “focus sur les lycéens musulmans” n’incluent en fait que quelques dizaines de répondants. Donc quand Le Droit de Vivre et la LICRA expliquent que X% des lycéens musulmans pensent ceci ou contestent cela, il s’agit en fait d’une poignée d’individus dans l’échantillon, qui tiennent sur les doigts de la main.
De là à en tirer des chiffres et des analyses politiques de portée nationale…
Les sous-échantillons catégorisés par ce sondage rendent impossible toute interprétation sérieuse des résultats et ne sont tout simplement pas significatifs, dans la portée qui leur est donnée.
3. Les biais liés au cadrage des questions et à la définition des sujets
C’est là où les erreurs méthodologiques (ou plutôt les choix politiques) sont les plus graves. On sait depuis maintenant 20 ans que les formulations des concepts et des questions induisent des représentations et des réponses.
Par conséquent, quand des formulations sont proposées aux répondants utilisant des concepts jamais définis, cela induit et produit des réponses biaisées.
Ainsi, les mots “demande”, “contestation”, “instauration”, “laïcité” ou “république” ne sont jamais définis, alors même que certains de ces concepts prêtent à interprétation (soit justement le sujet de “l’étude”). Donc quand un lycéen marque un désaccord avec la “laïcité”, rejette-t-il le cadre juridique établi en 1905 protégeant les libertés de culte et de conscience ou marque-t-il son désaccord de principe avec le dévoiement de ce principe par des groupes racistes pour en faire un outil d’exclusion?
On ne le sait pas. Car l’utilisation qui est faite du concept est si peu précise que les réponses ne peuvent pas être interprétées dans un sens ou dans l’autre.
De la même manière, il faut prononcer à voix haute les assertions proposées pour réaliser leur portée grotesque:
Au cours de votre scolarité, avez vous observé… l’institution dans les toilettes de robinets réservés aux élèves en fonction de leur religion?
Au delà du fait qu’aucune religion ne prescrit d’avoir des robinets dédiés ou de partager l’accès aux sanitaires avec des personnes d’autres confessions (une précision factuelle qui n’arrête apparemment pas nos sondeurs zélés), essayons de visualiser la scène :
Comment le robinet a-t-il été choisi ? Quelles conditions le rendaient plus approprié aux fidèles de telle culte plutôt que tel autre ? Une cérémonie d’”institution” a-t-elle eu lieu ? Comment veiller à ce que la ségrégation religieuse à l’abord du robinet soit respectée ?
Voilà les questions que les commanditaires convoquent sans jamais y répondre. Ni la LICRA, ni le Droit de Vivre ne semblent réaliser que ces formulations produisent les schèmes biaisés en fonction desquels les pires fantasmes racistes sont construits et alimentés.
Or on ne peut penser que les sondeurs de l’IFOP n’aient pas dans leurs équipes des statisticiens ou des analystes capables de mettre en évidence de si grossiers biais dans le cadrage de ces questions. Par conséquent, si celui- ci ne répond pas à une cohérence méthodologique, ce n’est pas par ignorance statistique mais par choix politique.
4. Les biais d’interprétation
Un manichéisme aux motifs douteux
On retrouve dans les questions l’une des invectives les plus récurrentes visant les minorités : choisir (ici) entre les lois de la République et les prescriptions religieuses, entre la France et leur foi, comme l’exigent avec constance les théoriciens de l’identité, pour qui la tolérance de la diversité doit être encadrée par un test de soumission, d’assimilation, parfois d’aliénation.
Demander à choisir entre le respect des lois en vigueur et la pratique d’une religion est en soi liberticide, puisque dans un état de droit, l’appartenance citoyenne n’est pas contradictoire avec l’implication religieuse, fut-elle orthodoxe et/ou normative.
Page 18, on découvre ainsi que 40% des lycéens et 65% des musulmans parmi eux considèreraient que les lois de leur religion sont plus importantes que celles de la République. Sauf que cette conclusion est le résultat d’un biais idéologique fondamentale considérant que placer symboliquement les injonctions divines (par essence supérieure à toute chose – soit la définition la plus basique d’une religion), se traduirait par un repli, un non-respect voire un rejet de la République.
Conditionner la légitime citoyenneté au choix entre sa religion et la loi, c’est ne comprendre et respecter ni l’une, ni l’autre.
Une question de chiffres
Plus grave encore, l’interprétation qui est faite des résultats principaux de l’étude est une farce statistique. Regardons cela de plus près :
On apprend page 7 du document que 55% des lycéens répondants auraient déjà observé des faits traduisant une expression religieuse de rupture, comme par exemple des absences de filles à des cours de natation ou de cours de musique.
Rapidement, le chiffre choque. Il est interprété dans les médias (sans contradiction massive des sondeurs ni des commanditaires) comme si la majorité des lycées (et des lycéens) étaient confrontés à ce type de situations alarmantes…
Sauf qu’une telle interprétation est une supercherie : en effet, la durée de scolarité étant au minimum de 15 ans, il suffirait d’avoir vu une fois au fil de son parcours, une personne refuser de tenir la main de son camarade ou de se déshabiller devant les autres pour que cette assertion soit vraie.
Pire, il suffirait qu’UN seul cas de ce type impliquant UN élève soit diffusé à la télévision à UNE seule occasion durant les 15 dernières années tandis que 55% des français étaient devant leur écran, pour que la phrase suivante soit vraie:
55% des lycéens/enseignants ont observé ces faits de la part d’élèves.
Par conséquent, on voit comment l’ensemble de l’étude est construit, sans la précision méthodologique suffisante pour produire des résultats interprétables sérieusement, mais en reprenant tous les stéréotypes les plus actifs dans la construction d’une menace musulmane mettant en péril la République au sein de l’école, soit précisément la thèse d’un polémiste raciste candidat à l’élection présidentielle, normalisée et validée par des structures prétextant lui faire barrage…
- « Étude Ifop pour le DDV (Le Droit de Vivre) et la Licra réalisée par questionnaire auto-administré en ligne 15 au 20 janvier 2021 auprès d’un échantillon de 1006 personnes, représentatif de la population lycéenne âgée de 15 ans et plus. »