Sonder la laïcité aujourd’hui

Le 8 décembre, l’IFOP a fait paraître les résultats d’une enquête réalisée auprès des musulmans quant à la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société1. La nature même de l’enquête étonne : puisqu’il n’existe que des citoyens et que la France ne reconnaît pas les communautés, pourquoi singulariser les musulmans pour cette enquête ? Cette démarche nourrit l’idée de l’étrangeté des musulmans, considérés comme posant problème a priori. Les revendications quant à la présence de crèches de Noël dans les espaces officiels ou quant à la célébration de Hanoucca à l’Élysée même, ne suffisent pas à pousser à envisager les atteintes à la laïcité ailleurs qu’au sein des communautés musulmanes – alors que ces dernières ne demandent qu’une application juste et égalitaire du principe de laïcité.

D’après l’enquête, réalisée par sondage, l’écart se creuse entre les plus jeunes générations et le principe de laïcité. Comme souvent lorsque ce principe parait au débat public, les commentateurs et éditorialistes de tout bord y ont vu la preuve du complot musulman2 (frériste, islamiste, séparatiste, selon les terminologies changeantes auxquelles nous a habitués le débat public français), voire du grand remplacement lui-même, coupable de subvertir depuis l’intérieur les valeurs les plus consacrées de la société française. Il semble en effet que le sondage soit accablant : près de 78% des Français musulmans « jugent l’application de la laïcité discriminatoire ». Ce constat ne leur est pas réservé : 60% des 18-30 ans, toutes confessions (ou absence de) confondues, considèrent que « la défense de la laïcité est instrumentalisée par des personnalités politiques et des journalistes qui veulent en fait dénigrer les musulmans ».

Les biais méthodologiques que comporte tout sondage3 sont connus, qu’il s’agisse de l’imposition de problématiques ou de leur formulation même, lesquelles n’ont de cesse de valider les politiques publiques en vertu desquelles le sondage a été le plus souvent commandé. Il n’en demeure pas moins que ces marqueurs, même s’ils doivent être relativisés, sont éloquents.

Encore une fois, ces jeunes musulmans ont-ils réellement un problème avec le principe de la laïcité comme beaucoup le prétendent, ou bien formulent-ils une opinion tout à fait sensée, légitime et adaptée à la réalité de l’application de la laïcité en France aujourd’hui ? Autrement dit, ces sondés ne considèrent-ils tout simplement pas, comme la sociologue Véronique Altglass, que « laïcité is, what laïcité does »4, c’est-à-dire que la laïcité est ce qu’elle fait : elle n’est pas une force motrice qui prédéterminerait magiquement une réponse unilatérale aux cultes, mais bien un enjeu de lutte aujourd’hui utilisé dans une perspective parfois explicitement islamophobe. Cette analyse quant à la réalité profondément discriminatoire de la laïcité telle qu’elle est mise en pratique aujourd’hui est en effet soutenue par une abondante littérature en sociologie5.

Cette désaffection générationnelle et communautaire à l’égard du principe de laïcité est ainsi la résultante directe de son instrumentalisation et de son travestissement, dont tous les observateurs avertis avaient prévenu du danger en amont. En faisant de la laïcité un outil de lutte contre une minorité stigmatisée ( « la laïcité offensive ») le nationalisme français a ainsi travesti l’œuvre morale et politique accomplie par la loi de 1905. Les dégâts que nous observons aujourd’hui leur sont entièrement imputables, et il nous reste à contempler le cynisme de ceux qui prétendent sauver la République et ses lois en les détournant de leur œuvre de bien commun.

Loin de délaisser la (véritable) laïcité ou de s’y opposer, les musulmans de France et d’Europe cherchent à la faire respecter et à faire respecter leurs droits constitutionnels. Le Collectif contre l’islamophobie en Europe peut fièrement dire qu’il se compte parmi les derniers tenants de l’esprit de la loi de 1905. Cela l’autorise ainsi à appeler ceux et celles qui voient encore la laïcité comme une liberté, autant que l’égalité de toutes et tous face à l’État, à s’opposer à la politique anti-musulmane dont la France a fait sa marque de fabrique.

  1. IFOP. (2023, 8 décembre). Abayas, Burqa, attentat d’Arras, . . . Enquête auprès des musulmans sur la laïcité et la place des religions à l’école et dans la société. https://www.ifop.com/publication/abayas-burqa-attentat-darras-enquete-aupres-des-musulmans-sur-la-laicite-et-la-place-des-religions-a-lecole-et-dans-la-societe/ ↩︎
  2. CNEWS. (2023, 9 décembre). Céline Pina, politologue et journaliste : «Les musulmans passent leur temps à demander des dérogations à la loi commune au nom de la religion. Que fait le Gouvernement face à cela ? Il fait semblant de ne pas s’en rendre compte » [Tweet] https://twitter.com/CNEWS/status/1733420036046385476?s=20 ↩︎
  3. Bourdieu, P. (1973). « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, 318, p. 1292-1309. ↩︎
  4. Altglas, V. (2010). Laïcité is what laïcité does. Current Sociology, 58(3), 489‑510. ↩︎
  5. Pour ne citer que quelques travaux : 
    Balibar É. (2004), « Dissonances dans la laïcité ». Mouvements, 33-34(3-4), 148-161. 
    Beaubérot, J. (2012), La laïcité falsifiée, La Découverte.
    Boubeker, A. (2005). 16. Le « creuset français », ou la légende noire de l’intégration. Dans : Nicolas Bancel (Ed.), La fracture coloniale: La société française au prisme de l’héritage colonial (pp. 183-190). La Découverte. ; 
    Fernando, M. L. (2014). The Republic Unsettled : Muslim French and the Contradictions of Secularism. Duke University Press Books. 
    Hajjat, A. (2012). Les frontières de l’« identité nationale »: L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale. La Découverte. 
    Jouanneau, S. (2017). « Faire émerger un « islam français » : paradoxes d’une action publique sous contrainte (1970 2010) ». Sociologie, 8(3), 247-264.
    Pélabay, J. (2017). Chapitre 6 – Les valeurs de la République : un credo de combat ?. Dans A. Muxel, Croire et faire croire: Usages politiques de la croyance (pp. 119-136). Paris: Presses de Sciences Po.
    Scott, J. W. (2018). La Religion de la laïcité, Flammarion. ↩︎

Le Collectif Contre l’Islamophobie en Europe est une association sans but lucratif basée en Belgique.

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